Les citernes médiévales et ottomanes d’Alexandrie

Depuis l’époque romaine tardive et jusqu’au début du xxe siècle, les Alexandrins étanchaient leur soif avec l’eau qu’ils puisaient dans les innombrables citernes de la ville. Ces réservoirs souterrains étaient alimentés tous les ans en été lors de la crue du Nil par un canal qui prenait à l’origine son départ sur la branche canopique du Nil, à une trentaine de kilomètres à l’est de la ville. En hiver, on récupérait également les eaux de pluie abondantes. Après la conquête arabe en 642 de notre ère, les maîtres d’œuvre d’Alexandrie se mirent à construire des citernes de plus en plus spacieuses. On les établissait surtout intra-muros, dans l’emprise de la ville antique et médiévale.

Les citernes médiévales d’Alexandrie se caractérisent par leurs énormes cuves cuboïdes aux paroismaçonnées, stabilisées par une ossature interne qui est constituée d’une multitude de colonnes et d’arcs entrecroisés. On assemblait les éléments verticaux avec des pièces architecturales récupérées dans les ruines de la ville, tels que des fûts de colonnes en granit, des chapiteaux et bases en marbre. Ce système porteur ingénieux était à la fois léger et résistant. Il permettait de subdiviser la portée de la cuve entière en plusieurs travées parallèles moins larges qui étaient plus faciles à couvrir par des voûtes maçonnées. Un enduit hydraulique passé sur les parois, le sol et le plafond garantissait l’étanchéité du réservoir. Divers puits permettaient de puiser l’eau et de descendre au moment du curage de la citerne.

Nous ignorons le nombre exact des citernes médiévales. Grâce aux documents historiques et aux diverses fouilles, le CEAlex a pu répertorier 144 réservoirs souterrains intra et extra muros. De nos jours, uniquement une vingtaine de ces citernes est préservée. Au milieu du xixe siècle en revanche, l’astronome Mahmoud Bey el-Falaki en dénombra pas moins de 700 présentes dans le sous-sol de la ville.

La raison principale de la disparition quasi-totale de cet ancien système hydraulique est la fréquence des épidémies dues à l’insalubrité de l’eau provenant des citernes. À la fin du xixe siècle, la fondation d’une nouvelle société d’eau conduisit à la mise en place d’un réseau moderne d’adductions d’eau. En 1911, la Municipalité d’Alexandrie interdit formellement le puisage d’eau dans les citernes et incita les habitants à abandonner et combler ces réservoirs. Par la suite, la majorité des citernes fut détruite.

Néanmoins, ayant compris la valeur architecturale de ce patrimoine bâti particulier, la Municipalité chargea l’ingénieur A. Kamil d’effectuer un inventaire exhaustif des citernes alexandrines. Entre 1896 et 1899, il cartographia 136 citernes et réalisa des relevés détaillés en plan et en coupe. Trois citernes furent ensuite inscrites dans la liste des monuments arabes à préserver. Ce dossier précieux de dessins architecturaux est conservé dans les archives du Musée gréco-romain d’Alexandrie.

Dès sa fondation, le CEAlex a porté son intérêt sur les citernes alexandrines en mettant en place un système d’information géographique qui les recense, localise et documente. Le CEAlex a d’autre part effectué l’étude approfondie de la citerne el-Nabih, qui dispose d’une cuve à plusieurs étages, de la citerne Ibn Battouta qui fut transformée en abri anti-aérien lors de la Seconde Guerre mondiale, des citernes de Gharaba qui servirent de réservoir d’eau pour un café à la fin du xixe siècle, et enfin des citernes du fort Qaitbay, aménagées pour la garnison qui surveillait le port oriental d’Alexandrie.

La citerne el-Nabih

La citerne el-Nabih dans l’actuel jardin de Shallalat fut classée en 1898 et dès 1900, la Municipalité y aménagea un escalier extérieur pour permettre les visites touristiques, limitées pourtant à un simple coup d’œil à travers une fenêtre percée dans la paroi est.

La grande cuve cubique (11,50 m par 13 m) d’une capacité utile de 1200 m³ descend jusqu’à une profondeur de 11 m en-dessous du terrain actuel. Avec ses trois niveaux à 16 colonnes entretoisés de 40 arcs chacun, la citerne el-Nabih offre des vues vertigineuses qui lui valent le surnom de « cathédrale souterraine ».

À partir de 1996, le CEAlex a effectué plusieurs campagnes de relevés de cette citerne et compléta l’étude du site par des fouilles archéologiques en surface qui eurent lieu entre 2006 et 2012.

La mise en œuvre sur plusieurs niveaux et l’étude du mobilier issu des fouilles situent sa date de construction entre le xie et le xiiie siècle, les citernes à étages ayant été introduites par les Fatimides. L’étude du bâti a révélé une importante phase de réfection qui eut lieu probablement entre le xvie et le xixe siècle : la moitié sud de la couverture, constituée à l’origine de voûtes d’arêtes, fut alors remplacée par des voûtes en berceau.

Les maîtres d’œuvres de cette citerne la placèrent en contrebas et sous le couvert de la muraille médiévale, près de la Porte de Rosette, qui était jadis l’accès pour les caravanes arrivant du Delta et du Caire. La proximité immédiate de la muraille ainsi que d’une des grosses tours de l’enceinte suggère l’utilisation du réservoir par des militaires. Au Moyen Âge, la citerne ne se situait pas loin non plus du quartier des chrétiens où se trouvaient les auberges pour les marchands étrangers et le grand souq du commerce maritime.

Le CEAlex a préparé un projet architectural pour une nouvelle mise en valeur de cette citerne et la création d’un musée de l’eau, qui a été remis aux autorités égyptiennes.

La citerne Ibn Battouta

La citerne Ibn Battouta se situe au sud de la colline de Kôm el-Nadoura où, au Moyen Âge, prenait place une tour de guet qui permettait de surveiller les deux ports maritimes.

Cette citerne dispose approximativement de la même capacité utile que la citerne el-Nabih, mais étant construite sur un niveau et demi, sa cuve s’étend sur un plan carré beaucoup plus large (19,20 m par 19,60 m) et n’atteint qu’une profondeur de 5 m sous la surface. 97 arcs entrecroisés reposent sur 42 colonnes et supportent un plafond en béton armé, aménagé pendant la Seconde Guerre mondiale lorsqu’on transforma la citerne en abri anti-aérien. À l’origine, la toiture était constituée de huit voûtes en berceau parallèles, qui ont été documentées par l’ingénieur Kamil en 1896. Lors du réaménagement en 1940, l’intérieur fut subdivisé en quatre sections égales par l’installation de cloisons maçonnées dans les axes de chaque deuxième arcade. Un système d’aération, 9 toilettes à la turque et des banquettes en bois pour 350 personnes fournissaient un minimum de confort.

La citerne a été ouverte aux visites touristiques en 1984, mais à l’heure actuelle elle est inaccessible en raison de l’inondation constante de sa cuve. En 2003, les architectes du CEAlex effectuèrent une documentation exhaustive sous forme de relevés et d’inventaire de toutes les pièces architecturales remployées, dont plusieurs chapiteaux paléochrétiens. Un chapiteau islamique de type bulbeux sassanide, fabriqué à la fin du ixe siècle, permet de situer la date de construction de cette citerne médiévale entre le xe siècle et le xve siècle.

Il est intéressant de noter que l’orientation de cette citerne diffère considérablement de la trame orthogonale des rues du quartier actuel.

Les deux citernes de Gharaba

Ces deux citernes, situées à 250 m au sud de la citerne Ibn Battouta, ont été relevées et fouillées par le CEAlex. La plus grande des deux est comparable à la citerne Ibn Battouta en dimensions (18,80 m par 19,80 m), cubage et morphologie. Ici, 74 arcs reposant sur 28 colonnes et 6 murs de soutènement latéraux supportent la toiture de 7 voûtes en berceau parallèles, percée par un grand puits central. Une « dent creuse » à l’angle nord correspond à l’emplacement d’une sakieh, c’est-à-dire le mécanisme à roues et godets qui permettait de remplir la citerne.

Le réservoir situé légèrement au nord de cette citerne occupe à peine un quart de la superficie (7,50 m par 7,90 m) et ne dispose que de 9 colonnes sur un niveau et demi, mais avec une hauteur de 5,30 m,  sa cuve est aussi profonde.

Entre 2000 et 2005, le CEAlex a mené des fouilles à la surface du site et à l’intérieur de la grande citerne. Le mobilier mis au jour (un chauffe-eau, des bouteilles de boissons importées, de la vaisselle française ou des pipes ottomanes) ont montré que la citerne servait de réservoir d’eau pour un café à l’européenne vers la fin du xixe siècle. La découverte d’un fusil américain du type Remington Rollin Block et d’une baïonnette française renvoie à l’équipement de l’armée égyptienne à la fin du xixe siècle.

Au moment de la démolition du café au début du xxe siècle, on abandonna également la grande citerne et on l’utilisa pour se débarrasser des débris du café. Par la suite, la cuve servit de dépotoir aux habitants du quartier.

Au Moyen Âge, les citernes Ibn Battouta et Gharaba se situaient dans le quartier administratif, religieux et militaire de la ville, où les étrangers étaient interdits d’accès. Ici se trouvaient la mosquée principale du vendredi, le palais du gouverneur, la citadelle et une réserve d’armes. Une grande porte dans la muraille donnait sur le port ouest, l’embarcadère réservé aux musulmans. Les citernes de ce quartier servaient probablement entre autres à la recharge des navires. Elles étaient alimentées par un aqueduc souterrain.

Le géoréférencement révèle que les trois citernes de ce quartier sont parallèles à l’actuelle rue Fouad qui reprend le tracé de l’artère principale du Moyen Âge. D’autres tronçons de ruelles actuelles ainsi que la parcelle de la mosquée des mille colonnes suivent également cette trame ancienne.

Les citernes du fort Qaitbay

Le CEAlex a mené des fouilles archéologiques entre 2000 et 2003 sur deux autres citernes hypostyles en dehors de l’enceinte médiévale. Aménagés à la fin du xve/ début du xvie siècle dans le fort Qaitbay à l’entrée du port oriental, ces réservoirs souterrains servaient à l’approvisionnement de la garnison en eau pour la consommation, les ablutions et les tâches quotidiennes.

Avec 270 m³ de capacité utile pour la petite citerne et environ 450 m³ pour la plus grande, leurs cubages sont plus réduits que ceux des citernes dans la ville. La citerne dont le puits de puisage monte dans le donjon du fort est construite sur plan rectangulaire (5,10 m par 13,30 m) et ne possède qu’une arcade centrale de 4 colonnes sur un niveau. 10 petits dômes en briques cuites constituent sa toiture.

La citerne voisine est plus large (8,70 m) et possède deux arcades qui étaient également surmontées par des dômes en briques cuites, retrouvés en fragments sur les couches d’abandon de ce réservoir. 5 colonnes ont été mises au jour lors de la fouille, les autres éléments porteurs verticaux sont dissimulés sous des constructions récentes. Cette citerne fut abandonnée et remblayée au cours du xviiie siècle lorsqu’on aménagea une nouvelle plateforme d’artillerie à cet endroit. Sa longueur originelle reste donc inconnue.


Pour en savoir plus 

D. Dixneuf, avec une introduction de L. Borel, La céramique des fouilles autour de la citerne el-Nabih (Alexandrie), Études Alexandrines 52, 2020, sous presse.

I. Hairy (éd.), Du Nil à Alexandrie. Histoires d’eaux, catalogue d’exposition, Alexandrie, 2011.

I. Hairy, Éléments pour l’étude du système hydraulique d’Alexandrie du ive siècle avant J.-C. au xixe siècle après J.-C., DEA, Université Lyon II, 2002.

I. Hairy, « Alexandrie médiévale. La question d’eau », in Chr. Décobert, J.-Y. Empereur (éd.), Alexandrie médiévale 3, ÉtAlex 16, Institut français d’archéologie orientale, Le Caire, 2008, p. 263-278.

I. Hairy, Les coulisses de l’eau à Alexandrie. Les petits guides d’Alexandrie, Alexandrie, 2008, édition en arabe et français.

I. Hairy, « L’eau alexandrine : des hyponomes aux citernes », in I. Hairy (éd.), Du Nil à Alexandrie. Histoires d’eaux, catalogue d’exposition, Alexandrie, 2011, p. 212-239.

I. Hairy, O. Sennoune, « Le canal d’Alexandrie : la course au Nil », in I. Hairy (éd.), Du Nil à Alexandrie. Histoires d’eaux, catalogue d’exposition, Alexandrie, 2011, p. 140-161.

Y. Guyard, G. Hairy, I. Hairy, « Chantier el-Gharaba : des citernes au débit de boisson », in I. Hairy (éd.), Du Nil à Alexandrie. Histoires d’eaux, catalogue d’exposition, Alexandrie, 2011, p. 344-363.

Chr. March, L. Borel, « Citerne el-Nabih, un dispositif remarquable de l’hydraulique alexandrine », in I. Hairy (éd.), Du Nil à Alexandrie. Histoires d’eaux, catalogue d’exposition, Alexandrie, 2011, p. 424-447.

L. Borel, Chr. March, « Le projet el-Nabih : Conservation d’un symbole du patrimoine hydraulique alexandrin », in I. Hairy (éd.), Du Nil à Alexandrie. Histoires d’eaux, catalogue d’exposition, Alexandrie, 2011, p. 448-461.

I. Hairy, C. Shaalan, « Qualité de l’eau et maladies hydriques », in I. Hairy (éd.), Du Nil à Alexandrie. Histoires d’eaux, catalogue d’exposition, Alexandrie, 2011, p. 478-493.

K. Machinek, « L’eau dans les fortifications à Alexandrie », in I. Hairy (éd.), Du Nil à Alexandrie. Histoires d’eaux, catalogue d’exposition, Alexandrie, 2011, p. 590-609.

K. Machinek, « La citerne Ibn Battouta dans le quartier de Kôm el-Nadoura », in I. Hairy (éd.), Du Nil à Alexandrie. Histoires d’eaux, catalogue d’exposition, Alexandrie, 2011, p. 462475.

K. Machinek, Das Fort Qaitbay in Alexandria – Baugeschichte und Architektur einer mamlukischen Hafenfestung im mittelalterlichen Stadtbefestigungssystem von Alexandria ; thèse de doctorat, soutenue à la Faculté d’Architecture de l’Université de Karlsruhe (KIT) en 2014.

K. Machinek, « Hygiene in islamischen Festungsbauten », in O. Wagener (éd.), Aborte im Mittelalter und der Frühen Neuzeit – Bauforschung, Archäologie, Kulturgeschichte, Studien zur internationalen Architektur- und Kunstgeschichte 117, Petersberg, 2014, p. 292-301.

K. Machinek, « Deux citernes hypostyles dans le fort Qaitbay à Alexandrie », in M.-D. Nenna (éd.), Alexandrina 5, Études Alexandrines 50, 2020 (sous presse).