La nécropole du Pont de Gabbari

Entreprise entre juillet 1997 et février 2000 dans la nécropole occidentale d’Alexandrie, cette fouille d’urgence avait été provoquée par la découverte d’hypogées lors de la construction d’un pont autoroutier reliant l’autoroute du Caire à la porte 27 du port. Le terrain, grossièrement orienté Nord-Sud, occupait une bande de 136 m sur 21 m, soit près de 3.000 m2. Il a livré pour la première fois à Alexandrie, outre une série de cimetières  de surface, un ensemble de plus de quarante hypogées aménagés à la haute époque hellénistique. On a affaire ici non à une tombe isolée ou à un groupe de quatre à cinq hypogées, mais à un véritable tissu aux trames très serrées qui permet d’enrichir nos connaissances sur les différents types et modes de sépulture des Alexandrins. Ce qui a fait aussi l’originalité de ce terrain, c’est la longue utilisation de la nécropole du début du IIIe siècle av. J.-C. au VIIe siècle apr. J.-C. et les modifications que cette durée a induites.

Vue générale de la nécropole depuis le sud-ouest avec le pont au premier plan. © Archives CEAlex
Plan de la surface de la nécropole du Pont de Gabbari, N. Martin, © Archives CEAlex
Plan des hypogées de la nécropole du Pont de Gabbari, N. Martin, © Archives CEAlex

Invention de la tombe collective et enterrements privilégiés

Les fouilles de la nécropole du pont de Gabbari ont révélé, de manière nouvelle que dès le IIIe siècle av. J.-C., les Alexandrins, sans doute contraints par une population en constante augmentation et par l’espace limité sur lequel pouvaient se développer les nécropoles sur la taenia, étroit ruban entre mer au nord et lac au sud, avaient inventé le concept de tombes collectives avec des rangées superposées de loculi (excavation perpendiculaire à la paroi de l’hypogée mesurant 2 m de long sur 60 cm de large et 80 cm de haut), qui permettaient d’inhumer un nombre plus important de défunts. Le loculus devient la sépulture de toute une famille, avec des réductions de corps soigneuses, permettant d’introduire de nouveaux défunts. Il est fermé par une dalle peinte de la représentation d’une porte et réouvert à chaque utilisation. Le creusement des hypogées et des loculi était dans les mains d’entrepreneurs funéraires qui revendiquaient la propriété de parois à creuser, au nom parfois évocateur tel Anoubas, qui avait préparé par un tracé peint rouge la découpe d’une paroi en niches, qu’il avait numérotées. Les plans sont variés, allant de la simple chambre, à des complexes de plusieurs pièces ouvrant sur les cours par des baies, en passant par des tombes d’élite en miniature. À l’époque hellénistique, le statut privilégié d’un défunt est marqué selon le modèle macédonien par la présence d’un lit funéraire, sculpté et peint. Le lit est taillé dans une alcôve, ouverte sur le reste de la tombe, dont le plafond peut être peint à l’image d’un baldaquin. 

À la fin de l’époque hellénistique ou au tout début de l’époque impériale, le lit funéraire disparaît et est remplacé par des sarcophages mobiles ou taillés à l’intérieur de grandes niches à arcosolium ou à voûte surbaissée. Un nouveau modèle architectural est inventé à Alexandrie, qui connaîtra un grand succès dans l’ensemble de la Méditerranée : celui d’une pièce carrée dont trois des côtés sont creusées de niches à sarcophage, chaque sarcophage pouvant renfermer des espaces superposés d’enterrement séparés par des dalles de calcaire.

  • Vue de la tombe B1, avec les rangées supersposées de loculi. © Archives CEAlex

Étude archéo-anthropologique : cimetières de surface et hypogées

La longue occupation de la nécropole a impliqué une grande disparité dans l’étude archéo-anthropologique en fonction des périodes chronologiques : 136 individus ont pu être placés à l’époque hellénistique, 101 individus à l’époque impériale, 707 individus  à l’époque romaine tardive. 

L’époque hellénistique est représentée par trois cimetières de surface. Dans deux d’entre eux, où les tombes remontent au iiie siècle, la bonne qualité de la calcarénite marine (ou grès dunaire) a permis le creusement de tombes à fosse ou de tombes à couloir (dromos), qui ont été couvertes ou fermées par des plaques de pierre, et où immatures comme adultes ont été inhumés (secteur 2 et 5, voir Nécropolis 1 et 2). Dans le troisième cimetière (secteur 6, Nécropolis 4 à paraître), datable du iie-début du ier siècle av. J.-C., le substrat s’étant désagrégé en sable, les limites des fosses dépourvues de couverture en dalles n’ont pu être perçues. Enfants comme adultes y ont été inhumés, mais un secteur semble avoir été réservé aux enfants. Dans les hypogées, peu d’inhumations de cette époque était encore en place, mais les crémations sont directement attestées par onze vases entiers qui contenaient des ossements, et au moins 17 vases fragmentaires. Il s’agit d’hydries de Hadra ou à décor peint sur fond blanc, de vases à vernir noir à décor d’appliques, ou hydries communes. Les crémations se montrent aussi en creux dans les hypogées par les niches indépendantes taillées ou projetées sur les parois des tombes ou ménagées à l’intérieur des loculi, qui abritaient ces vases (Nécropolis 3 à paraître). La pratique de la momification a été, pour la première fois à Alexandrie, datée par la stratigraphie du iie siècle av. J.-C. grâce à la découverte dans un hypogée, dont la cour avait été recreusée pour mettre en place de nouveaux défunts, de tombes à ciste renfermant des défunts momifiés.

L’époque impériale est faiblement représentée ; elle nous est surtout connue par des sépultures en hypogée, comme la tombe B8, aménagée à cette époque à l’intérieur de laquelle ont été observés des vestiges de momification et notamment de dorure. 

L’époque romaine tardive fournit le plus grand nombre d’individus, ainsi que la plus grande variété de types de tombes. Un grand cimetière de surface (secteur 3, Nécropolis 4 à paraître) de même que de plus petits situés à l’entrée d’hypogées montrent des tombes à fosse sans aménagement ou bien au pourtour formé de moellons et à couverture, et quelques rares tombes construites. Il s’agit le plus souvent de sépultures individuelles. Tout différents sont les ensevelissements en contexte d’hypogée, avec des sépultures plurielles dans les loculi, les caveaux et les sarcophages ; les études archéo-anthropologiques ont en outre montré la présence d’ossuaires. Un des hypogées a révélé de manière exceptionnelle la pratique de déposer les petits défunts dans un même espace : pas moins de 35 très jeunes enfants, enveloppés dans des linceuls stuqués, tous âgés de moins de 2-3,5 ans, à l’exception d’un âgé entre 5 et 7 ans.

  • Secteur 2 : Tombes à fosse de l’époque hellénistique. S. Delaporte, © Archives CEAlex

Commémoration des défunts

Si peu de sépultures ont été trouvées intactes, entravant l’étude du mobilier funéraire déposé auprès des défunts en fonction des époques, mais aussi du sexe et de l’âge, les rites de commémoration ont pu être observés. Il était en effet possible dans ces hypogées, de circuler pour se rendre sur la tombe de ses proches et y effectuer les rites nécessaires, libations, dépôt de guirlandes et de rubans, fumigation d’encens. Dotés le plus souvent d’une cour, dans laquelle on se descendait par un escalier, les hypogées renfermaient souvent des espaces de commémoration, dotés de banquettes, ainsi que des accès à l’eau par le biais de puits ou de citernes. Ils pouvaient également comprendre des salles de banquets plus développées, à l’image des salles de réception des maisons de la ville, à l’intérieur de l’hypogée ou en surface. Dans la cour de plusieurs tombes, on voit la présence d’un autel sur lequel on pratiquait des sacrifices, en l’honneur du défunt. De manière exceptionnelle et unique, l’un de ces autels a été trouvé avec les vestiges des différents sacrifices encore en place, sur l’autel même, ou rejetés dans des petites fosses creusées dans le sol de le cour. Leur analyse par les archéozoologues a révélé que les espèces préférées étaient le porc et le coq et que les poissons étaient aussi présents. Une partie des morceaux était consommée sur place, tandis qu’une autre était brûlée en l’honneur des défunts. Aucune sélection stricte de pièce anatomique n’était, semble-t-il, effectuée préalablement.

  • Tombe B1 : Paroi peinte d’une salle de commémoration avec banquette. M. Camboulives, © Archives CEAlex

La richesse des découvertes effectuées dans la nécropole du Pont de Gabbari a généré deux volumes monographiques et toute une série d’articles dont on trouvera un extrait ci-dessous. Elle a aussi permis au CEAlex de participer à deux programmes transméditerranéens. L’ANR L’enfant et la mort dans l’Antiquité a suscité trois colloques et la création d’une banques de données sur les sépultures d’enfant. Dans le cadre du programme de recherche intitulé Des espaces et des rites : pour une archéologie du culte dans le monde méditerranéen, mené par l’Ecole française d’Athènes et l’École française de Rome, un colloque spéficique a été coorganisé avec le CEAlex sur l’archéologie du culte funéraire.

Aujourd’hui, deux monographies sont en cours de préparation, l’une est dédiée à la crémation aux époques hellénistique et romaine, l’autre réunira la publication des secteurs 3, 4 et 6 de la nécropole.


Pour en savoir plus

M.-D. Nenna, « Archaeology of the funerary cult in Hellenistic and Roman Alexandria. Architectural and material arrangements», in M.-D. Nenna, S. Huber et William van Andringa (éd.), Constituer la tombe, honorer les défunts en Méditerranée antique, Études Alexandrines 46, Alexandrie, Centre d’Études Alexandrines, 2018, p. 65-116.

S. Lepetz, B. Clavel, « A Hellenistic funerary altar and sacrificial remains in the Necropolis of Alexandria », in M.-D. Nenna, S. Huber et William van Andringa (éd.), Constituer la tombe, honorer les défunts en Méditerranée antique, Études Alexandrines 46, Alexandrie, 2018, p. 117-140.

G. Alix, É. Boës, P. Georges et M.-D. Nenna, « Les enfants dans la nécropole gréco-romaine du Pont de Gabbari à Alexandrie : problématiques et études de cas », in M.-D. Nenna (éd.), L’Enfant et la mort dans l’Antiquité II. Types de tombes et traitement du corps des enfants dans l’antiquité gréco-romaine. Études Alexandrines 26, Alexandrie, 2012, p. 79-137.

H. Silhouette, « Le secteur 6 de la nécropole du Pont de Gabbari, Alexandrie : une zone réservée aux enfants ? », in M.-D. Nenna (éd.), L’Enfant et la mort dans l’Antiquité II. Types de tombes et traitement du corps des enfants dans l’antiquité gréco-romaine. Études Alexandrines 26, Alexandrie, 2012, p. 139-150.

Fr. Blaizot, « Le loculus A1 de la salle B28.3, nécropole du Pont de Gabbari, Alexandrie : une sépulture collective réservée aux très jeunes enfants », in M.-D. Nenna (éd.), L’Enfant et la mort dans l’Antiquité II. Types de tombes et traitement du corps des enfants dans l’antiquité gréco-romaine. Études Alexandrines 26, Alexandrie, 2012, p. 151-208.

M.-D. Nenna, « Modèles alexandrins ? Apport des fouilles et prospections récentes dans la nécropole occidentale d’Alexandrie à la connaissance de l’architecture funéraire hellénistique et impériale », in D. Michaelides, V. Kassianidou et R.S. Merillees (éd.), Egypt and Cyprus in Antiquity, Nicosie, 2003, Oxford, 2009, p. 188-205

M.-D. Nenna, « L’eau dans la nécropole du pont de Gabbari (Alexandrie, Égypte) », in A.-M. Guimier-Sorbets (éd.), L’eau, enjeux, usages et représentations, Quatrième colloque de la Maison René-Ginouvès, Nanterre Juin 2007, Paris, 2008, p. 229-238.

J.-Y. Empereur, M.-D. Nenna (éd.), Nécropolis 2, Études Alexandrines 7, Le Caire, 2003.

P. Georges, E. Boës, G. Alix, A. Schmitt, « Des momies éphémères et des os pour l’éternité. La gestion paradoxale de la Necropolis d’Alexandrie à l’époque romaine », in P. Ballet, P. Cordier et N. Dieudonné-Glad, La ville et ses déchets sans le monde romain : Rebuts et recyclages (Poitiers 2002), Archéologie et histoire romaine 10, Montagnac, 2003, p. 277-301.

J.-Y. Empereur, M.-D. Nenna (éd.), Nécropolis 1 : Tombes B1, B2, B3, B8, Études Alexandrines 5, Le Caire, 2001.